CHAPITRE VII
Le Mujhar en personne remplit deux coupes de vin chaud épicé. Il avait renvoyé les serviteurs, y compris Rowan, signifiant que la conversation était privée. Donal accepta la coupe et attendit, un peu méfiant.
Karyon se tourna vers lui.
— Dis-moi comment vont Sorcha et Ian.
Donal s'agita dans son lit, trempé de sueur et brûlant de douleur. Il gémit, honteux de sa faiblesse, mais sachant qu'il ne pouvait rien faire. La sorcellerie s'était emparée de lui. Il devait se perdre dans des souvenirs qu'il aurait préféré oublier.
— Ian a la fièvre, répondit-il. Une maladie infantile, rien de grave. Sorcha va bien. Ma jehana me dit que l’enfant naîtra dans quatre semaines. J'aimerais être avec elle quand elle entrera en travail.
Karyon but une gorgée de vin.
— Je n’ai rien contre, si tu es revenu à temps.
— Revenu ? Où dois-je aller ?
— A l’Ile de Cristal.
— L'Ile de Cristal ? Pourquoi m'y envoyer ? A moins que je vous ai déplu ?
— Tu n’es pas trop mal... pour un prince qui a plus d'intérêt pour son héritage cheysuli que pour les affaires d'Homana.
— Je suis cheysuli...
— Et homanan, termina Karyon. Oublies-tu que ta mère est ma cousine ? Il y a du sang homanan dans tes veines. Il est temps que tu le reconnaisses.
Karyon alla devant le brasero et réchauffa ses mains déformées par l'âge et la maladie.
— Je le reconnais, dit Donal en luttant contre son impatience. Mais j'ai des lirs et des responsabilités envers les miens. Envers mon su'fali, qui est chef de clan. Envers ma jehana, envers mon fils, et par-dessus tout envers ma meijha. Souhaiteriez-vous que je tourne le dos à mon héritage et à mon tahlmorra ?
— Une partie de cet héritage fait de toi mon successeur. Tu as aussi des responsabilités par rapport à Homana.
Donal s'agita dans le lit. Son corps entier le faisait souffrir. Il avait envie de hurler, car il lui semblait qu'un feu brûlait au creux de son ventre. Malgré lui, il se plia en deux, pétrissant son estomac pour essayer d'en chasser la douleur, mais rien n'y fit.
— Dites-vous que je néglige Homana ? murmura-t-il, les dents serrées.
— Oui, répondit Karyon. Tu négliges ma fille, qui va devenir ton épouse.
— Aislinn ? Mais... Vous l'avez envoyée chez sa jehana.
— Et je veux maintenant que tu la ramènes à Homana, afin qu’elle soit de nouveau auprès de moi.
Donal se détendit. Si Karyon souhaitait seulement la compagnie de sa fille, tout allait bien pour le moment.
— J'irai, bien sûr. Mais vous pourriez envoyer Gryffth ou Rowan. Je souhaite être aux côtés de Sorcha quand l'enfant naîtra.
— Je t'ai dit que tu pourrais y aller si tu reviens à temps. Mais il faut aussi que tu te prépares à épouser ma fille.
— Je sais, mais elle est encore si jeune...
— Pas trop jeune pour se marier et coucher avec toi. Sorcha n’avait-elle pas aussi seize ans quand elle a porté ton premier enfant ?
— Et il est mort ! cria Donal, se débattant dans le lit. Il est mort, et Sorcha a failli mourir aussi ! Même pour Ian, l’accouchement a été difficile, et maintenant qu'elle va de nouveau donner naissance...
— Peu importe, dit Karyon, implacable. Il est temps que tu aies un héritier.
— Vous n’avez que quarante ans, dit Donal. Vous n'êtes pas un vieillard, malgré ce que Tynstar vous a fait. Donnez quelques années de plus à Aislinn...
— Non, dit doucement Karyon. Je ne peux pas. La sorcellerie de Tynstar m’a volé vingt ans de ma vie. Je ne pourrai pas longtemps cacher la vérité au peuple. ( Il lui montra ses mains tordues. ) Regarde. Elles se dégradent tous les jours, ainsi que mes genoux, mes épaules, ma colonne vertébrale. Un infirme ne peut pas être Mujhar d'Homana.
— Vous n’abdiqueriez pas ! cria Donal.
— Ce n’est pas la question. Je doute qu’il me reste autant d'années à vivre que tu aimerais le croire. Je préfère que le trône soit entre de bonnes mains. Tu le devrais aussi. Après tout, c'est un objet de culte cheysuli.
— Vous jouez de moi comme Lachlan de sa harpe, dit Donal. Vous utilisez mon héritage cheysuli, et vous savez ce que je vais faire.
— Dans ce cas, fais-le, dit Karyon. Aislinn est un peu trop gâtée, mais c'est une jeune fille chaleureuse et bonne. Je crois que tu ne trouveras pas trop dur d'être son époux.
Donal marmonna à voix haute :
— J'aimerais mieux attendre... Pas longtemps, six mois ou un an. Aislinn aura besoin de temps pour s'y préparer...
— Donal, dit doucement Karyon.
— Aislinn est comme une rujholla pour moi.
— Mais elle n’est pas ta sœur, n’est-ce pas ?
— Je préférerais épouser Sorcha ! hurla-t-il dans son désespoir. Je ne vous mentirai pas. Sorcha devrait être ma cheysula et non ma meijha !
— Je n'en doute pas, Donal. Je ne mets pas son honneur en question, comme tu le sais. Homana demande bien des sacrifices, et celui-ci te revient.
— Vous voudriez que je sois l'étalon qui donnera un poulain à Aislinn, votre jument ! dit-il à voix haute dans l'auberge du Lièvre blanc. Même les Cheysulis, qui auraient pourtant de bonnes raisons, n'acceptent pas qu'on traite leurs femmes comme des reproductrices.
— J'ai toutes les raisons du monde, objecta Karyon. Un royaume à gouverner. Des gens sous ma responsabilité. Je devais m'assurer un héritier. Mais j'ai échoué. Je n’ai qu’une fille. Si tu ne l'épouses pas, elle ira à un prince étranger. Nous courrons le risque de perdre Homana au profit d'un autre royaume. Veux-tu voir recommencer le qu'mahlin ? C'est arrivé une fois, Donal, peux-tu m'assurer que cela ne se reproduira plus ?
Donal ne le pouvait pas. Il savait que son refus risquait de détruire la prophétie, le tahlmorra de son peuple... et peut-être même Homana.
Il se débattit, en sueur. Avec un effort surhumain, il donna sa réponse au Mujhar.
— Non, dit-il. Je le sais encore mieux que vous, car je suis de la race maudite.
— Je n’ai rien contre toi, Donal. Ce que je fais est pour le bien d'Homana.
Donal resta silencieux un moment.
— Je ramènerai Aislinn.
Karyon soupira et se frotta les yeux.
— Quand tu reviendras, tu auras huit semaines de liberté. Ce n'est pas long, je sais. Mais c'est tout ce que je peux faire. Je voudrais que tu sois déclaré officiellement mon héritier avant la fin de l'année.
« Je t'ai perdu, dit-il d'une voix cassée. Je suis autant lié par mon héritage royal que tu l'es par ton tahlmorra, et je t'ai perdu.
— Mon seigneur ? dit doucement Donal.
Karyon fit un geste de la main.
— Ce n'est rien. Un souvenir de l'homme dont tu es le portrait. Ton père revit en toi, Donal. Tu as toute sa fierté et son arrogance. Je ne le comprenais pas entièrement, et je ne te comprends pas non plus. Je sais seulement qu’en te forçant à ce mariage j'ai perdu le peu de toi que j'ai un jour possédé.
— Je suis toujours là, dit Donal. Je serai toujours votre serviteur.
— Peut-être, dit Karyon, les choses doivent-elles se passer ainsi.
— Je sais, seigneur Mujhar. C'est le tahlmorra.
— Par les dieux ! cria Donal en se débattant contre les mains qui essayaient de le maintenir.
De petites mains, deux paires, une douce et délicate, l'autre rugueuse. Sef, pensa-t-il, et... Aislinn ?
Il ouvrit les yeux. Il vit les murs de bois foncé tourner jusqu'à ce qu'il ait le vertige et qu'il soit obligé de baisser les paupières. Sa gorge le brûlait.
— Reste couché, dit Aislinn. Cela te fait du mal de t'agiter ainsi.
Il s'allongea sans protester.
— C'était toi..., dit-il d'une voix faible.
— Non. Je t'ai blessé, mais je ne savais rien du poison. C'est, je le crains, l'œuvre de ma mère.
A ses côtés, Lorn lui toucha doucement la main avec son museau.
— Donal, murmura Aislinn, je suis désolée... Je ne savais pas, je te le jure. Par le ciel, ne meurs pas ! Qu'adviendrait-il de moi ?
Il entrouvrit les yeux et la regarda. Sa tresse était en désordre. Son jeune visage se ridait d'inquiétude. Ses yeux gris pâle étaient fixés sur lui.
Les yeux d'Electra, pensa-t-il avec un frisson.
— Aislinn... Je te jure... Si tu me mens...
— Non ! Donal, je dis la vérité. Sef m'a raconté ce que j'ai fait, et ce que tu as dû tenter après, pour comprendre les raisons de mes actions. Y a-t-il... quelque chose dans ma tête ?
— Quelqu'un, dit-il faiblement. Je ne doute pas qu'il s'agisse de ta jehana, ou peut-être même de Tynstar, à travers son lien avec Electra.
Elle pâlit.
— Si c'est le cas, sache que je ne fais pas ces choses de mon plein gré. Donal... Crois-tu que je désirerais te tuer ?
— Je ne sais pas, Aislinn. S'ils ont altéré ton esprit, tu es capable de n'importe quoi.
— N'y a-t-il aucun moyen de défaire ce qu'ils ont fait ?
Il rit. Un fantôme de son jaillit de sa gorge douloureuse.
— Oh oui, il y a un moyen. Mais je crois que tu ne l'apprécierais pas, et que tu ne serais pas d'accord.
— Je ferai ce qu'il faut, Donal. Sinon, comment puis-je prouver que je suis innocente ?
— Et si tu ne l'es pas ? Si tu cherches à favoriser les plans de Tynstar, tu ferais mieux de choisir une autre méthode. Ce n'est pas moi qui accomplirai ce qui est nécessaire. Je suis trop jeune, et je manque d'expérience. Même sans savoir de quoi il s'agit, es-tu d'accord ?
— Oui, murmura-t-elle au bout d'un moment. Je ferai ce que tu veux.
— Bien. Tu seras testée. Tu comprends ?
— Oui. Puis-je savoir qui s'en chargera ?
— Je demanderai à mon su’fali de le faire.
— Finn ?
— Qui d'autre ? Il est le chef des Cheysulis. Il a déjà quelque expérience des pièges mentaux ihlinis. Nous découvrirons la vérité.
— Je le jure, je ne savais rien.
Une vague de douleur submergea de nouveau Donal. Il se roula en boule pour essayer de lutter contre le feu brûlant dans son ventre. Même Lorn et Taj, qui essayaient de lui prêter leur force, ne purent l'atteindre.
— Mon seigneur, dit Sef en se penchant sur le lit. N'y a-t-il rien que je puisse faire ?
— Surveille Aislinn, dit Donal d'une voix rauque.
Il entendit son petit cri de désarroi. Mais il n'avait plus la force de regretter sa cruauté. Il n'osait pas lui faire confiance.
Donal se remit lentement. Sef lui donna d'abord du bouillon pour soulager son estomac vide et chasser la douleur. Après dix jours, il put manger normalement.
Il regardait Aislinn, assise sur un tabouret.
— Je pense que nous pourrons nous mettre en route pour Mujhara dès demain matin.
La lumière de la lanterne mettait en valeur son visage. Elle avait le teint parfait de sa mère et portait une simple robe vert mousse et une tunique d'un vert plus foncé qui cachait en partie ses formes féminines.
Un jour, elle sera aussi belle que sa jehana, mais ce sera une beauté différente. Plus chaleureuse que celle d'Electra. Ma foi, si je dois la prendre pour cheysula, il vaut mieux qu’elle soit belle plutôt qu’ordinaire.
Te voilà en train de penser à en faire la cheysula que Karyon veut pour toi, alors qu'elle complote peut-être contre ta vie. Imbécile !
Non, dit Taj. Réaliste.
Oui, renchérit Lorn.
Donal se leva lentement. Il était toujours habillé et puait la sueur. Sef n'avait probablement pas eu la force de le dévêtir. Il lui demanda un baquet pour se laver.
— Tu vas me faire sortir, je suppose, dit Aislinn en rougissant.
— N'as-tu pas ta propre chambre ?
— Tu y es, dit-elle. Quand tu t'es écroulé, nous avons tout juste réussi à te traîner sur mon lit. Sef n'a permis à personne d'approcher. Nous nous sommes occupés de toi. Et... iI ne m'a pas laissée seule un instant.
— Pourquoi ?
— Tu lui avais ordonné de me surveiller, dit-elle simplement. Je commençais à penser à lui comme à mon geôlier, ou peut-être à ton troisième lir... Tu l'as bien choisi, Donal. Il te servira aussi fidèlement que le général Rowan sert mon père.
Le prince se redressa avec précaution. Son estomac était toujours sensible. Les bracelets-lir, sur ses bras, étaient un peu lâches : il avait perdu du poids en dix jours. Il ferma les mains, sentant sous ses doigts la forme sculptée du loup et de l'épervier. Un guerrier cheysuli honorait ses lirs de cette manière traditionnelle. Donal, qui avait eu les siens plus jeune que la plupart des Cheysulis, portait les bracelets et la boucle d'oreille en or depuis quinze ans.
— Tu sembles aller beaucoup mieux, dit Aislinn.
— Oui. Je suis fatigué et endolori, mais cela passera. Tu n'as pas besoin d'avoir peur de moi. Je n'ai pas l'intention de me venger de la femme que je dois épouser.
— Que tu dois épouser, souligna-t-elle, les mâchoires serrées. C'est cela, n'est-ce pas ? Mon père ne t'a pas laissé le choix.
— Tu le sais depuis toujours.
Il se leva et dut s'appuyer au lit pour se stabiliser. Il se sentait au moins aussi vieux que Karyon...
— Par les dieux, s'écria-t-il, est-ce que tu m'as fait ça ?
— Quoi ? demanda-t-elle sèchement. De quoi m'accuses-tu encore ?
— Suis-je devenu vieux ? ( Il essaya de faire un pas et s'aperçut qu'il titubait. ) M'as-tu rendu comme le Mujhar ?
— Tu peux espérer être comme mon père, Donal, mais aucun homme ne lui arrive à la cheville ! N'essaie pas.
Il leva une main et découvrit une chair ferme et bronzée, toujours jeune.
Je ne suis pas vieux. Seulement... affaibli. Cela passera.
Aislinn se leva. Le tabouret grinça contre le sol inégal.
— Je veux savoir qui elle est.
— De qui parles-tu ?
— Sorcha.
Aislinn semblait princière. Donal, qui avait eu l’intention de lui demander la raison de son changement d'attitude, comprit aussitôt.
— Ah, fit-il en s'asseyant sur le bord du lit. Sorcha.
— Qui est-elle ?
Le moment était venu de lui dire la vérité, il le savait.
— Sorcha est ma meijha, répondit-il d'un ton égal. En homanan, cela signifie « maîtresse ».
Les yeux d'Aislinn s'agrandirent.
— Une prostituée... ?
— Non. Cela n'existe pas chez nous. Nous avons des meijhas, qui sont aussi honorées que les cheysulas.
Aislinn s'empourpra.
— Tu vois ? Il y a nombre de coutumes cheysulies que j'ignore, dit-elle d'un ton accusateur. C'est donc ainsi : parce que mon père a décidé que nous devions nous marier pour assurer le trône, tu ne peux pas épouser ta meijha. J'ai raison.
— Oui.
Il n'en dit pas plus ; ce n'était pas nécessaire.
— Et... Ian ?
— Ian est mon fils.
Aislinn pâlit. Une femme avec un enfant lui semblait sans doute plus menaçante.
— Un bâtard...
— Non. Mon fils. ( Il se leva. ) Aislinn, je sais que tu te fais l'écho de ce que tu as entendu dire, mais je ne te laisserai pas injurier ma meijha ni mes enfants.
— Tes enfants ? Tu en as d'autres ?
Il lui répondit aussi simplement qu'il le pouvait.
— Sorcha doit mettre au monde un autre bébé dans le cours du mois. C'est pourquoi je souhaite rentrer au plus vite...
— ... à la Citadelle, termina-t-elle.
— Oui, dit-il doucement. Je veux retourner auprès de ma famille.
Elle le regarda, blessée et incrédule.
— Ainsi, il n'y a aucun espoir pour moi. Je suis condamnée à un mariage sans amour... à cause du trône...
— Oui, dit-il à mi-voix. Tu commences à en sentir le poids, un poids que nous devons partager.
— Dans ce cas, je n'en veux pas, dit-elle. Je ferai rompre ces fiançailles.
L'espoir que ce soit possible emplit un instant le cœur de Donal — un instant seulement.
— Aislinn, dit-il, je doute que Karyon y consente.
— Il acceptera, dit-elle. Il fait tout ce que je veux.
Donal admira sa courageuse tentative, mais il savait qu'elle était vouée à l'échec.
Il n'acceptera pas, petite princesse homanane. Pas quand le royaume et la prophétie en dépendent.
Mais il n'eut pas le cœur de le lui dire.